Je ne choisis pas ce que j'écris.
Un matin, je réalise que mon scénario de comédie dramatique n'avance plus. Les nouvelles scènes sont poussives, attendues. Même les corrections que je fais ici et là n'ont pas l'air d'aller dans le bon sens. Ça merdoie.
En revanche, sans chercher : trois idées pour une comédie.
On sait bien que l'écriture (la création en général ?), c'est 10% d'inspiration et 90% de travail. Donc si on attend le feu divin pour avancer, on ne fait jamais rien. Parfois, il faut se forcer un peu. Lancer la machine et voir ce qui vient. N'est-ce pas ?...
J'en suis de moins en moins sûr.
Évidemment, le processus de rédaction lui-même – au sens du travail nécessaire pour mettre l'idée sur papier, pour corriger, pour relire, etc. – ce temps-là est largement incompressible. Je dirais même qu'il a tendance à augmenter avec l'expérience. Par bien des aspects, ce qui définit un professionnel, un artisan, c'est la conscience qu'il a du temps que prend son travail. Contrairement à moi en musique, par exemple, qui m'offusque de ne pas chier un morceau en une heure comme les musiciens que je suis sur youtube. (Le terme "chier" n'est pas choisi au hasard, comme nous verrons.)
En revanche, quand on parle de création pure, du processus intellectuel de fabriquer de nouvelles idées, de les sortir du néant, ma théorie est que ce temps-là, tout comme la qualité des idées elles-mêmes, varie de façon exponentielle en fonction des circonstances.
La formule qu'on trouve d'un trait au sortir d'une réunion où l'on a été un peu bousculé par exemple, qu'on étoffe d'une réplique qu'on a pas osé dire sur place, puis d'un dialogue qui aurait pu avoir lieu, jusqu'à inventer une scène entière qui pourrait servir dans un film de procès ou un polar : il serait impossible d'écrire la même chose la semaine suivante face à son ordinateur. Pas avec le même entrain, la même verve.
Idem des idioties que le cerveau ne semble plus capable d'arrêter de produire quand on sort d'une session d'improvisation avec d'autres créateurs animés d'une même bêtise joyeuse et ancestrale : rien de tout cela ne viendrait facilement un mardi matin au bureau.
Enfin : la nostalgie qui colore tout après une rupture douloureuse, la tristitude du monde, la merditude des choses, on ne l'exprime jamais mieux qu'au fond du trou.
La meilleure comparaison pour illustrer cette idée implique des toilettes et la grosse commission – nous y voilà. Pas par amour de la vulgarité (même si, bien utilisée, elle me dérange rarement) mais parce que je n'ai pas trouvé plus clair ni plus universel :
Imaginons un employé de bureau dont le travail serait de produire... de la merde. Littéralement. Il est payé pour fournir un étron de qualité par jour et n'a donc pas droit aux laxatifs salvateurs qui contamineraient son spécimen.
Sa journée peut s'organiser de deux façons :
1. Entrer aux cabinets à 9h du matin – pour montrer qu'il est sérieux, discipliné – puis pendant des heures... Pousser. Pousser. Souffler, se masser le ventre, faire des mouvements du bassin et des cuisses. Suer. Ne pas oser sortir des cabinets de peur d'être pris pour un tire-au-flan. Sentir l'angoisse monter : "Est-ce que je m'y prends mal ? Peut-être que je ne suis pas assez impliqué ? Pas assez motivé ? Pas assez concentré ? Et si je ne chiais jamais plus ? Suis-je un dilettante, un usurpateur, un loser ? Ai-je raté ma vie ?"
Ou alors :
2. Passer la journée au parc avec ses enfants et son chien. Quand vient l'envie, entrer aux cabinets, faire son affaire, se laver les mains et *Pouf* : journée de travail terminée !
Vu comme ça, tout le monde est d'accord.
Pourtant, combien de fois essaie-t-on de forcer les choses plutôt que de laisser faire la nature et cueillir le fruit quand il est mûr ? Faites le compte dans une journée. C'est souvent beaucoup, beaucoup plus qu’on ne pense. Quand ce n'est pas le métier lui-même qui est construit sur un viol permanent de la temporalité du monde.
Après, bien sûr, ça dépend. J'ai progressé dans mon roman en écrivant de façon très régulière tous les matins pendant de longues périodes. Comme quoi, c'est possible. Mais en général, ces sessions d'écriture ne servent qu'à arranger dans de jolies compositions les fruits déjà ramassés par hasard sur la route. Et rien ne dit qu'au final, ce sera un étron de qualité.
UPDATE 1 : Le sociologue Niklas Luhmann, absolument pas connu comme un tire-au-flan, le dit mieux que moi :
"Je ne fais que ce qui est facile. J'écris seulement quand je sais immédiatement comment le faire. Si je vacille un instant, je mets de côté le sujet et fais autre chose."
– Niklas Luhmann
UPDATE 2 : Puisqu'on parle de toilettes et de création, allez donc voir ce (très) court métrage que je viens de remettre en ligne et qui traite précisément de ça. L'un de mes premiers films.