Deux pilliers du bouddhisme explorés récemment par la lecture du merveilleux Seeing that Frees de (feu) Rob Burbea, en écoutant les conférences de James Low que j’ai découvert il y a peu et, infatigablement, par les enregistrements d’Alan Watts qui ne cesse de m’émerveiller.

Le vide (« emptiness » en anglais) ne signifie pas qu’il n’y a rien.

Et pour cause : on voit, on entend, on ressent. On imagine. Quelque soit l’origine de ces perceptions et la nature de la réalité qui les produit, on peut se mettre d’accord là-dessus : on fait bien l’expérience de quelque chose. Donc non : il n’y a pas rien.

En revanche, dès qu’on s’intéresse à un sujet en particulier – un arbre, une chaise, un passant – on découvre qu’il est extrêmement difficile de définir quoique ce soit indépendamment du reste.

L’arbre, par exemple. Qu’est-ce qui fait qu’un arbre est un arbre ?

Facile ! Voyons… Un tronc. Des branches. Des feuilles. Des racines… Et voilà ?

Question : la terre autour des racines fait-elle partie de l’arbre ? Réponse : non ! La terre, c’est la terre ; l’arbre c’est l’arbre – ce sont deux choses séparées. Fort bien. Toutefois, a-t-on déjà vu un arbre sans terre ? Et s’il n’existe pas d’arbre sans terre, est-il bien raisonnable d’exclure l’un de la définition de l’autre ? Sur un même registre, l’air fait-il partie de l’arbre ? Avant de répondre, souvenez-vous que le bois vient du carbone de l’air piégé par photosynthèse. (« Les arbres ne poussent pas de la terre, disait Feynman, ils poussent de l’air.») Et, pour aller au bout du raisonnement, puisqu’il n’y a pas d’arbre sans photosynthèse, et pas de photosynthèse sans soleil, le soleil ne devrait-il pas être intégré à la définition également ?

Et la forme elle-même, la couleur des feuilles, les odeurs de bois et de chlorophylle, la rugosité du tronc, tout cela aurait-il un sens s’il n’existait, dans le même monde, des êtres doués de vision, d’odorat et de toucher pour en faire l’expérience ? Dés lors, ces caractéristiques sont-elles propres à l’arbre ou propres à ceux qui les perçoivent ? Le vert est-il une propriété des feuilles ou une propriété de notre cortex visuel lorsqu'on regarde un feuille ? Et dans ce cas, est-il bien raisonnable de nous exclure nous de la définition ?

arbre (n. m.) : Morceau d’univers fait de terre, d’air et de soleil dont les feuilles sont vertes quand certains animaux les regardent.

C’est pourquoi pour les bouddhistes, notamment dans la tradition du Dzogchen, rien n’existe indépendamment du reste.

Penser l’arbre sans terre, l’objet sans contexte, la partie sans le tout, c’est créer des concepts qui masquent la véritable nature des choses.  Bien sûr, parfois, c’est bien pratique. Nos cerveaux n’étant pas extensibles à l’infini, il faut bien simplifier. Quand je choisis mes chaussettes le matin, je ne pense pas tous les jours au lien cosmique qui lie chaque fibre du tissu au reste de l’univers. Je prends les rayées parce qu’elles sentent moins fort. 

Le problème survient quand on oublie que les concepts sont des concepts.

Ma chaussette, comme l’arbre, n’a pas d’essence propre, pas de caractéristique cardinale qu’on pourrait isoler du reste, pas de « chaussettitude » qui existerait indépendemment du monde et des observateurs. C’est ça que les bouddhistes appellent  « le vide » : l’absence d’essence propre. Donc quand, par soucis de commodité, je considère ma chaussette comme une entité à part, je crée un concept. Et pourquoi pas : si ça me facilite le vie, tant mieux. Mais quand je prends ce concept pour une réalité, c'est la fin des haricots. J’oublie que le mot « chaussette » n’est qu’une représentation interne d’un morceau du tout qui, à tous les niveaux – physiquement, biologiquement, historiquement – ne peut être séparé du reste. Ce faisant, je crée un objet qui n’existe pas. À partir de rien, j'ai peuplé ma réalité d'un nouvel élément qui impacte ma vision du monde et mes actions. C’est ça, « la fabrication ».

Le soucis de la fabrication ? Elle isole.

En conceptualisant chaque phénomène comme une entité à part, tout semble déconnecté de tout. Les objets entre eux. Les gens entre eux. Soi par rapport aux autres. Le monde par rapport à soi. On oublie que cette séparation entre chaque chose n’est qu’une idée qu’on a soi-même manufacturée pour graisser le quotidien. En jaillissent une certaine solitude, une compétition, un désir de contrôle.

L’objectif de la méditation, notamment dans la pratique de la non dualité, c’est de déconstruire un par un ces concepts afin de percevoir à nouveau le monde tel qu’il est : Entier. Unique. Présent. Et dont, au même titre que les arbres et les chaussettes, nous faisons partie intégrante.

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Arbre et chaussettes, vide et fabrication