Le Paradoxe des Éléphants (et des dragons)
Vous connaissez sans doute ce tour (qui existait bien avant Inception) : quelqu'un vous lance le défi d'obéir à la prochaine injonction qu'il vous donne. Quand vous acceptez, il vous dit :
Ne pense pas à des éléphants !
Et bam ! Trop tard. Perdu.
Quelque soit votre volonté, vous avez imaginé un éléphant. Ou Dumbo. Ou tout autre pachyderme lié à votre culture personnelle.
En psychologie, cet exercice sert à démontrer qu'on ne choisit pas toujours ses pensées. Une idée peut être plantée dans votre cerveau par une tiers sans votre accord, comme sont plantées chaque jour des milliers de pensées par votre entourage, par les média, par le monde extérieur. Vous avez moins de contrôle sur votre mental que vous n'imaginez.
Mais depuis quelques années, j'apprends à développer une immunité.
Soyons clair : si vous me parlez d'éléphants, je vais penser à des éléphants, comme tout le monde. En revanche, si on faisait un concours et qu'il existait une machine pour mesurer ce genre de choses, vous verriez que je suis capable d'arrêter d'y penser beaucoup plus vite que vous.
Voilà mon super pouvoir : ne pas penser trop longtemps à des éléphants.
Ça peut paraître anodin (débile ?) mais cette capacité me permet de vivre plus heureux. D'avoir moins d'anxiété, des relations sociales plus faciles, d'être plus léger en général. Mais avant de vous expliquer pourquoi, laissez-moi vous montrer comment. Parce que c'est très simple.
Pour arrêter de penser à des éléphants, il suffit de :
- S'autoriser à penser à des éléphants,
- Accepter d'être interrompu,
- Ne pas célébrer.
Je m'explique.
La première étape est la plus simple mais la plus contrintuitive : si on essaie de s'empêcher de penser à des éléphants, on examine chaque pensée pour vérifier qu'elle n'en contient pas. Vous voyez le paradoxe : c'est le processus de vérification qui entretient l'idée. Même si vous étiez parvenu à passer à autre chose, la comparaison avec l'éléphant ramène l'idée d'éléphant.
L'objectif est donc d'accepter la prochaine idée sans jugement ni comparaison. Éléphant ? Très bien. Tigre ? Voiture ? Camembert ? Très bien aussi. Tout le monde est bienvenu. C'est ce que j'appelle "accepter d'être interrompu" : en supprimant la douane anti-pachyderme et en recevant sans condition la pensée suivante, on rétablit le fil naturel des idées, le fameux "flot de conscience" qui, quand on ne le retient pas, ne s'attarde jamais trop longtemps au même endroit.
La troisième étape est la plus importante.
Ne pas célébrer, ça veut dire ne pas chercher à vérifier si on a gagné ou non. Et donc ne pas se réjouir d'une victoire éventuelle. Car le même paradoxe entrerait alors en jeu : pour entériner cette victoire, il faudrait nécessairement comparer la pensée actuelle avec la pensée interdite. Et patatras : revoilà l'éléphant.
C'est ça, l'essence profonde de "passer à autre chose" : ne plus entretenir le souvenir qu'on évite. Ne pas comparer le présent avec le passé qu'on ne veut plus. Accepter d'être ailleurs, entièrement.
Pourquoi cette aptitude rend heureux ? Parce que ce qui marche pour les éléphants marche pour l'anxiété, pour la jalousie, pour la colère. Par exemple, voici ma recette en trois étapes pour se débarrasser de l'angoisse :
- S'autoriser à être angoissé,
- Accepter d'être interrompu par une autre émotion,
- Ne pas vouloir célébrer la disparition de l'angoisse.
Là encore, la dernière étape est la plus difficile : on aimerait se réjouir de la mort du dragon. Crier qu'il y avait en ce lieu un monstre qu'on a vaincu. Sauf qu'il suffit de prononcer son nom pour qu'il revienne. Là ou cherche l'angoisse, on en trouve toujours un peu.
Après, tout dépend de ce qu'on souhaite pour soi dans la vie : Exister comme le Grand Tueur de Dragons ? Ou vivre dans un monde où ils n'existent plus ?
Car les deux sont possibles et le choix dépend entièrement de soi.